Chapitre 4 La pauvreté comme Espace social (analyse confirmatoire)

Grâce à différentes méthodes, les analyses exploratoires menées dans les chapitres 2 et 3 ont permis de tirer les grandes conclusions suivantes sur la structuration de l’espace social de la pauvreté :

  1. Les groupes sociaux particulièrement touchés par la pauvreté sont les familles monoparentales, les chômeurs et inactifs non retraités ;

  2. Bien que la pauvreté soit multidimensionnelle, les différents indicateurs de pauvreté sont fortement corrélés ;

  3. La pauvreté institutionnelle se distingue toutefois des dimensions monétaire et subjective. Ces deux dernières dimensions sont rendues proches par la corrélation forte entre niveau de vie (dimension monétaire) et difficultés financières perçues (dimension subjective) ;

  4. La structure familiale (familles monoparentales et couples avec enfants) influe particulièrement sur la pauvreté institutionnelle car fait partie des principaux critères entrant en compte dans l’éligibilité aux prestations sociales.

  5. Être à la tête d’une famille monoparentale, vivre seul, ne pas être propriétaire de son logement, être en dehors du marché du travail ou dans une moindre mesure être ouvrier ou employé, influent sur la pauvreté subjective.

Pour clore les recherches effectuées pour ce mémoire, nous proposons ce dernier chapitre 4 qui apporte peu de nouveaux résultats mais présente l’avantage de mobiliser une méthodologie synthétique modélisant la structure globale du phénomène de pauvreté mais également l’influence relative de chacune des trois dimensions sur le phénomène global de pauvreté, ainsi que les groupes sociaux concernés. Il s’agit de l’Analyse en Facteurs communs Confirmatoire (AFC ; cf. encadré 3).

Analyse en Facteurs communs Confirmatoire

Comme l’AFE, l’AFC modélise grâce à des facteurs latents les relations entre des variables observées. Son aspect confirmatoire vise en outre à valider des hypothèses structurales fournies par la littérature, dans notre cas la structuration de la pauvreté en trois dimensions : monétaire, institutionnelle et subjective. Plus de détails concernant l’AFC sont disponibles en annexe B.2.

Nous avons réalisé les modèles d’AFC grâce à la fonction lavaan::cfa() du logiciel R. La méthode d’estimation utilisée est une nouvelle fois celle du maximum de vraisemblance. Le modèle 1 est orthogonal, c’est-à-dire qu’on considère que les différentes dimensions de la pauvreté ne sont pas corrélées entre elles. Sans surprise, ce modèle est non valide (cf. indices d’ajustement du tableau qui suit) alors que les suivants (non-orthogonaux) le sont et sont de qualités globalement équivalentes.

Modèle Chi2 Degrés de liberté CFI RMSEA SRMR
Modèle 1 40598 44 0,243 0,263 0,286
Modèle 2 792 41 0,986 0,037 0,073
Modèle 3 590 33 0,985 0,036 0,077
Modèle 4 595 34 0,985 0,035 0,076

Note : Pour que le modèle soit valide, on compare en général la valeur des indicateurs d’ajustement à certains seuils de référence. Le CFI doit être supérieur à 0,95. Le RMSEA doit être dans l’intervalle [0,05 ; 0,10]. Le SRMR doit être inférieur à 0,08. La p-valeur associée à l’indice du chi-2 doit être supérieure à 1 (attention, c’est contre-intuitif par rapport aux tests habituels), ce qui n’est jamais le cas ici (cas classique en cas de grosse base de données comme la nôtre).

Ces modèles permettent également l’ajout de covariables externes (observées dans les données) dans le modèle. Ces modèles qualifiés de MIMIC (multiple indicators multiple causes model). Ces ajouts permettent d’analyser l’influence du fait d’appartenir à certains groupes sociaux sur les différentes dimensions de la pauvreté.

4.1 Action des différentes formes de pauvreté dans les différents groupes sociaux

Le premier modèle (figure 4.1) sert de point de départ puisqu’il considère les différentes dimensions de la pauvreté comme étant indépendantes. Cette hypothèse est fortement contestable comme ont pu le montrer les résultats des chapitres précédents. C’est pourquoi les statistiques d’ajustement (encadré 3) l’invalident totalement. Par ailleurs, la mauvaise qualité de l’estimation s’illustre également par la présence d’un « cas Heywood » (variance négative de l’indicateur d’APL dont la saturation devient alors supérieure à 1 ; annexe B.2).

Modèle 1 : Modèle orthogonal

Figure 4.1: Modèle 1 : Modèle orthogonal

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Les variables encerclées correspondent aux variables latentes et les rectangulaires aux indicateurs observés dans la base de données. Les flèches en trait plein qui les relient correspondent aux saturations et les doubles flèches en pointillés aux variances. Les variances des facteurs fixées à 1 correspondent à des contraintes nécessaires pour que le modèle soit identifiable.

Dans le deuxième modèle (figure 4.2), les corrélations entre facteurs sont autorisées et sont, d’ailleurs, très élevées. Les indices d’ajustement sont au vert et le cas Heywood de l’APL disparaît : sa saturation reste élevée (0,88) mais est bien inférieure à 1. Cette forte saturation, ainsi que celle de la location HLM qui suit de près celle du RSA (0,56 contre 0,60) indique à quel point la dimension du logement est très importante pour définir la pauvreté institutionnelle, c’est-à-dire la dépendance financière vis-à-vis de l’Etat, même s’il ne s’agit pas de minima sociaux à proprement parler.

En outre, deux saturations sont également particulièrement modifiées par rapport au modèle 1 : celles du quintile de niveau de vie et des difficultés financières perçues, qui augmentent fortement. Rappelons que ces deux variables, bien qu’appartenant à deux dimensions distinctes de la pauvreté (monétaire et subjective), font directement référence au revenu disponible, indicateur phare pour définir la pauvreté, et sont particulièrement corrélées (figure 3.7).

Modèle 2 : Modèle non-orthogonal

Figure 4.2: Modèle 2 : Modèle non-orthogonal

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Les variables encerclées correspondent aux variables latentes et les rectangulaires aux indicateurs observés dans la base de données. Les flèches en trait plein qui les relient correspondent aux saturations et les doubles flèches en pointillés aux variances. Les variances des facteurs fixées à 1 correspondent à des contraintes nécessaires pour que le modèle soit identifiable.

Ainsi, quand on considère la pauvreté comme un ensemble de dimensions corrélées, le niveau de vie prend toute son importance. Cette forte corrélation entre les indicateurs de niveau de vie objectif et de difficultés financières perçues va même jusqu’à poser un problème de modélisation. La force de leur corrélation comparativement aux autres variables appartenant à un même facteur invalide l’hypothèse structurale que nous faisons de les classer dans deux dimensions différentes de la pauvreté. On le voit par la corrélation des dimensions subjective et monétaire qui est supérieure à 1 (figure 4.2) et fausse le modèle.

C’est pourquoi nous décidons d’enlever l’indicateur de difficultés financières perçues des modèles confirmatoires qui suivent, en particulier le modèle 3 (figure 4.3). La dimension subjective de la pauvreté est alors de fait supprimée puisqu’elle ne comporte plus qu’un indicateur observé : le sentiment de pauvreté.

Modèle 3 : Modèle non-orthogonal sans les difficultés financières perçues

Figure 4.3: Modèle 3 : Modèle non-orthogonal sans les difficultés financières perçues

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Les variables encerclées correspondent aux variables latentes et les rectangulaires aux indicateurs observés dans la base de données. Les flèches en trait plein qui les relient correspondent aux saturations et les doubles flèches en pointillés aux variances. Les variances des facteurs fixées à 1 correspondent à des contraintes nécessaires pour que le modèle soit identifiable.

Le modèle 3, dont les indices d’ajustement sont très bons et qui ne comporte plus de problème d’estimation, nous permet de complexifier encore davantage la modélisation en y ajoutant des variables de contrôle pour chacune des dimensions de la pauvreté, dont les coefficients sont présentés en tableau 4.1 et dont certains sont représentés graphiquement en figure 4.4 afin de faciliter leur interprétation.

Tableau 4.1: Effets des covariables sur les différentes dimensions de la pauvreté
Pauvreté… Monétaire Institutionnelle Sentiment de pauvreté
Situation professionnelle Agriculteur 0.39* -0.49 0.24
Artisan commerçant 0.06 0.03 0.07
Cadre supérieur, profession libérale -0.36*** -0.3*** -0.16**
Profession intermédiaire Réf. Réf. Réf.
Employé 0.43*** 0.53*** 0.34***
Ouvrier 0.5*** 0.53*** 0.43***
Chômeur 1.51*** 1.57*** 0.83***
Retraité 0.58*** 0.34*** 0.13*
Au foyer 1.23*** 1.38*** 0.53***
Autre inactif 1.57*** 1.6*** 0.79***
Niveau de diplôme le plus élevé CAP, BEP ou moins 0.57*** 0.45*** 0.29***
Baccalauréat Réf. Réf. Réf.
Bac + 2 -0.32*** -0.21*** -0.21***
Bac + 3 ou plus -0.69*** -0.36*** -0.4***
Classe d’âge 18 à 29 ans 0.18*** 0.18*** -0.18***
30 à 39 ans Réf. Réf. Réf.
40 à 49 ans -0.18*** -0.12* -0.07
50 à 59 ans -0.48*** -0.3*** -0.13***
60 à 69 ans -0.62*** -0.65*** -0.18**
70 ans et plus -0.74*** -1.06*** -0.4***
Situation familiale Vit seul 0.71*** 0.86*** 0.54***
Membre du couple (pas d’enfants à charge) Réf. Réf. Réf.
Membre du couple (enfants à charge) 0.75*** 0.7*** 0.1**
Chef famille monoparentale 1.57*** 1.77*** 0.71***
Enfant 0.03 0.12 0.01
Autre situation familiale 0.8*** 0.69*** 0.41***
Sexe Femme Réf. Réf. Réf.
Homme -0.13*** -0.04 -0.03
Note:
* : significatif au seuil de 5 % ; ** : 1 % ; *** : 0,1 %.

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Représentation graphique de quelques coefficients du modèle 3 avec covariables

Figure 4.4: Représentation graphique de quelques coefficients du modèle 3 avec covariables

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Globalement, l’appartenance à un certain groupe social (selon l’âge, la situation d’emploi, familiale…) a un effet plus marqué sur les dimensions objectives (monétaire et institutionnelle) que sur le sentiment de pauvreté. Bien que le fait d’être éloigné du marché du travail (chômeurs, personnes au foyer et autres inactifs) ait un effet non négligeable sur le sentiment de pauvreté, l’effet sur la pauvreté objective est bien plus fort. En revanche, être ouvrier en emploi augmente la pauvreté subjective à un niveau quasi-similaire que pour les deux dimensions objectives de la pauvreté.

En termes d’âge, appartenir à la tranche des 18-29 ans a un effet proche des 30-39 ans (référence) sur les 3 types de pauvreté. Toutefois, alors que l’effet sur les pauvretés objectives est légèrement positif, celui sur la pauvreté subjective est légèrement négatif. Le sentiment de pauvreté est ainsi particulièrement peu prononcé chez les plus jeunes. À l’inverse, être âgé de plus de 70 ans joue négativement sur le fait d’être pauvre, mais bien plus concernant les dimensions objectives que pour la dimension subjective.

Enfin, les effets sont, une nouvelle fois, très différenciés selon la situation familiale des répondants. Cela n’est pas surprenant puisque le niveau des prestations sociales – et donc le niveau des revenus qui en découle – est particulièrement conditionné par la structure familiale. Chez les chefs de famille monoparentale, les trois dimensions de la pauvreté sont élevées, mais particulièrement les deux dimensions objectives. Le niveau de la dimension subjective est comparable à celui des personnes qui vivent seules, qui se sentent particulièrement pauvres relativement à leur pauvreté objective bien moindre. Le niveau de pauvreté objective des personnes vivant seules est lui comparable à celui des couples avec enfant, qui, eux, se sentent bien moins pauvres.

4.2 Vers un indice synthétique de pauvreté

Pour finir, le modèle 4 (figure 4.5) ajoute un niveau hiérarchique supplémentaire et permet de définir le phénomène social de pauvreté par les trois dimensions étudiées dans ce mémoire : premièrement la dimension monétaire, la plus importante (saturation la plus élevée, valant 1), deuxièmement la dimension institutionnelle, défendue par Paugam (0,93) et, enfin, le sentiment de pauvreté (0,65) dont Papuchon et Duvoux ont également montré tout l’intérêt.

Nous avons fixé comme contraintes supplémentaires la saturation du quintile de niveau de vie (0,83) et celle du RSA (0,74) pour rendre le modèle comparable au modèle 3. Nous avons également dû corriger la variance de la pauvreté monétaire qui était négative (nouveau cas Heywood) en l’imposant légèrement positive afin que la saturation associée à la dimension monétaire reste inférieure à 1, pour assurer la validité du modèle.

Modèle 4 : Modèle non-orthogonal sans les difficultés financières perçues

Figure 4.5: Modèle 4 : Modèle non-orthogonal sans les difficultés financières perçues

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Les variables encerclées correspondent aux variables latentes et les rectangulaires aux indicateurs observés dans la base de données. Les flèches en trait plein qui les relient correspondent aux saturations et les doubles flèches en pointillés aux variances. Les variances des facteurs fixées à 1 correspondent à des contraintes nécessaires pour que le modèle soit identifiable. Nous avons fixé comme contraintes supplémentaires la saturation du quintile de niveau de vie (0,83) et celle du RSA (0,74) pour rendre le modèle comparable au modèle 3. Nous avons également dû corriger la variance de la pauvreté monétaire qui était négative (nouveau cas Heywood) en l’imposant légèrement positive afin que la saturation associée à la dimension monétaire reste inférieure à 1 pour la validité du modèle.

Nous ajoutons des variables de contrôle au modèle, cette fois-ci au niveau de l’indice global de pauvreté. Leurs coefficients, triés par ordre décroissant en valeur absolue, sont présentés en tableau 4.2. Ils permettent d’observer une nouvelle fois que l’éloignement du marché du travail et l’appartenance à une famille monoparentale accentuent fortement les chances d’être pauvre, toutes dimensions confondues. C’est également le cas pour les personnes qui vivent seules dans une moindre mesure. En revanche, les personnes âgées semblent plutôt épargnées par rapport aux jeunes, toutes choses étant égales par ailleurs.

Tableau 4.2: Effets des covariables sur l’indice global de pauvreté
Effet sur l’indice global de pauvreté
Chef famille monoparentale 1.81***
Autre inactif 1.76***
Chômeur 1.73***
Au foyer 1.41***
70 ans et plus -0.95***
Vit seul 0.9***
Autre situation familiale 0.85***
Membre du couple (enfants à charge) 0.73***
60 à 69 ans -0.67***
Bac + 3 ou plus -0.66***
Ouvrier 0.62***
CAP, BEP ou moins 0.59***
Employé 0.56***
Retraité 0.51***
50 à 59 ans -0.43***
Cadre supérieur, profession libérale -0.38***
Bac + 2 -0.33***
Agriculteur 0.21
40 à 49 ans -0.17***
18 à 29 ans 0.12**
Homme -0.1***
Enfant 0.07
Artisan commerçant 0.06
Note:
* : significatif au seuil de 5 % ; ** : 1 % ; *** : 0,1 %.

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.