Chapitre 3 La pauvreté comme Espace social (analyse exploratoire)

Dans nos sociétés, tout bien ou service se mesure monétairement. C’est pourquoi la dimension monétaire est directement liée à la privation matérielle des ménages. Elle est ainsi omniprésente dans la mesure de la pauvreté, et ce malgré les limites évoquées dans le chapitre 1 (mesure relative, non prise en compte des dépenses pré-engagées…).

Dans le précédent chapitre 2, nous avons montré que, même si pauvreté matérielle objective et sentiment de pauvreté sont très corrélés, certaines zones de flous demeurent. C’est le halo de pauvreté. Le niveau de vie – et les indicateurs de pauvreté monétaire en général – ne suffisent pas à eux seuls à expliquer le sentiment de pauvreté des Français entre 2015 et 2019. Même à niveau de vie fixé, certaines situations sur le marché du travail (inactivité ou chômage, ouvriers et employés dans une moins mesure), d’occupation de son logement (être locataire plutôt que propriétaire) et de vie familiale (vivre seul(e)) augmentent les risques de se sentir pauvre. Ces résultats remettent alors en cause l’usage exclusif de seuils stricts et intangibles de pauvreté monétaire et confirment l’intérêt de mobiliser, quand cela est possible, la dimension subjective pour rendre compte de certains aspects du halo de la pauvreté.

Enfin, même si l’accès aux différentes prestations sociales est déterminé selon des critères monétaires, la dimension institutionnelle structure également la pauvreté subjective puisque recevoir des aides sociales, et donc être en situation d’assistance vis-à-vis de l’État français, augmente les risques de se sentir pauvre à niveau de vie fixé. Elle constitue alors une nouvelle dimension à part entière de la pauvreté, assimilable à un statut social spécifique dépendant des aides de l’État présentant un risque accru d’exclusion sociale (Paugam & Schnapper (1991)).

Nous chercherons donc dans ce chapitre à analyser comment se structure globalement l’espace social de la pauvreté. Nous utiliserons pour cela des indicateurs appartenant aux trois dimensions de la pauvreté mises en exergue précédemment : les dimensions objectives traditionnelles (monétaire et institutionnelle) ainsi que la dimension subjective, toutes mesurées dans le Baromètre d’opinion de la Drees. Proposer cette démarche englobante et connaître les interactions entre ces différentes dimensions permet, dans un second temps, d’identifier la manière dont les différents groupes sociaux sont exposés aux différentes formes de pauvreté.

3.1 Modèle descriptif : les indicateurs mesurables de la pauvreté

3.1.1 Pauvretés monétaire, institutionnelle et subjective par Analyse des Correspondances Multiples

Dans un premier temps, nous avons représenté l’espace social de la pauvreté issu des données du Baromètre d’opinion de la Drees grâce à une Analyse des Correspondances Multiples (ACM ; voir encadré 1).

La figure 3.3 représente le nuage des variables actives projeté sur les deux premiers axes de l’ACM. Le premier axe conserve à lui seul un cinquième de l’inertie totale. Le positionnement parabolique des différentes modalités révèle l’existence d’un effet Guttman (voir annexe B.3.2), c’est-à-dire une forte redondance entre les variables étudiées, et donc entre les différentes dimensions de la pauvreté. Les différentes modalités se positionnent le long de cette parabole qui oppose en haut à gauche les modalités signalant des situations de richesse à des situations de pauvreté en haut à droite. En bas au centre se situent les modalités fortement contributives de l’axe 2, qui renseignent sur des situations médianes : en particulier indiquer ne pas se sentir pauvre mais penser risquer le devenir dans les cinq années à venir ou appartenir au troisième quintile de niveau de vie des ménages.

Les ACM à effet Guttman sont souvent présentées comme étant sans grand intérêt interprétatif mais elles signalent pourtant des informations majeures, ici le fait que les différentes dimensions de la pauvreté ont comme principal point commun le fait d’aller globalement dans le même sens, ce qui n’aurait pas été le cas s’il y avait eu des variables vraiment à part qui auraient alors fait l’objet d’un axe de différenciation spécifique. Ce nuage permet également de distinguer les indicateurs de pauvreté dont les modalités sont situées en haut à droite et en bas (dans cet ordre : bénéficier du RSA, d’une bourse d’étude, appartenir au premier quintile de niveau de vie, bénéficier d’une APL ou d’une allocation chômage). A l’inverse, certaines modalités indiquent davantage les situations de richesse (dans cet ordre : disposer de revenus financiers ou locatifs, appartenir au dernier quintile de niveau de vie, indiquer avoir un revenu supérieur au minimum déclaré pour vivre).

Analyse des Correspondances Multiples et Classification Ascendante Hiérarchique

Analyse des Correspondances Multiples

L’Analyse des Correspondances Multiples (ACM) (voir détails méthodologiques en annexe B.3) est un outil quantitatif, rendu particulièrement célèbre en sociologie par Pierre Bourdieu en France, qui permet une représentation visuelle de l’espace social des variables mobilisées et contribue à l’amélioration de la compréhension du monde social.

Les variables actives correspondent à l’ensemble des variables appartenant aux dimensions monétaire, institutionnelle et subjective de la pauvreté et identifiées comme pertinentes dans le chapitre 2. Elles sont représentées en figure 3.3. Les autres variables mobilisées dans les régressions du chapitre 2 ont été placées en variables supplémentaires.

Les résultats signalent la présence d’un effet Guttman (voir annexe B.3.2) due à la forte inertie résumée par le premier axe (figure 3.1).

Par ailleurs, l’analyse des axes suivants ne laisse pas apparaître des oppositions claires dans l’espace social :

  • l’axe 3 oppose les personnes bénéficiaires de prestation handicap / dépendance aux personnes appartenant au deuxième quintile de niveau de vie, ce qui semble difficile à interpréter ;

  • l’axe 4 oppose quant à lui les personnes du troisième quintile indiquant risquer de devenir pauvre dans les cinq prochaines années aux personnes du second quintile se considérant déjà comme étant pauvre. Cette apparente fracture au sein des classes moyennes est un point qui sera abordé en partie 3.2.2.

C’est pourquoi nous avons choisi de n’interpréter que les deux premiers axes.

Inertie conservée selon le nombre d'axes de l'ACM

Figure 3.1: Inertie conservée selon le nombre d’axes de l’ACM

Classification Ascendante Hiérarchique

La Classification Ascendante Hiérarchique est une méthode de classification très fréquemment effectuée à la suite d’une ACM pour rassembler les individus en groupes (appelés classes) qui se distinguent fortement selon des critères socialement interprétables. Nous avons appliqué cette méthode sur les deux premiers axes de l’ACM obtenue précédemment.

Le choix du nombre de classes n’est pas imposé par la méthode. Nous avons choisi une classification en 5 classes, car ce seuil correspond à un fort saut d’inertie du dendrogramme (figure 3.2). Il s’agit également d’un nombre de classes suffisamment important pour présenter des différences marquées dans l’interprétation des classes, classes qui sont par ailleurs de tailles suffisantes pour être interprétées (7,4 % à 30,7 % de l’échantillon).

Inertie conservée selon le nombre de classes de la CAH

Figure 3.2: Inertie conservée selon le nombre de classes de la CAH

Espace des variables actives de la pauvreté monétaire, institutionnelle et sujective (ACM)

Figure 3.3: Espace des variables actives de la pauvreté monétaire, institutionnelle et sujective (ACM)

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Pour cette étude, 1 798 individus sur les 15 137 individus étudiés au total ont été retirés du champ car ils ne se sont pas prononcés sur au moins une des questions étudiées (en variables actives ou supplémentaires).

La figure 3.4 projette sur le nuage des variables les modalités de quatre variables supplémentaires particulièrement intéressantes à analyser : l’année, le niveau de diplôme, la situation vis-à-vis du marché du travail et la structure du ménage. Leur position situe les différents groupes sociaux dans l’espace de pauvreté.

Tout d’abord, les différentes années se situent au centre des deux axes, indiquant que, même si les années 2018 et 2019 se distinguent par une hausse du sentiment de pauvreté (comme vu dans la section 2.1), globalement aucune année ne se distingue par une situation de pauvreté plus importante sur l’ensemble des variables actives. Ainsi, l’espace social de la pauvreté est globalement structuré chaque année de la même manière depuis 201524.

Espace de quelques variables supplémentaires de la pauvreté monétaire, institutionnelle et sujective (ACM)

Figure 3.4: Espace de quelques variables supplémentaires de la pauvreté monétaire, institutionnelle et sujective (ACM)

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Pour cette étude, 1 798 individus sur les 15 137 individus étudiés au total ont été retirés du champ car ils ne se sont pas prononcés sur au moins une des questions étudiées (en variables actives ou supplémentaires).

Par ailleurs, les personnes particulièrement exposées à la pauvreté (toutes dimensions confondues) semblent être les chefs de famille monoparentales, les chômeurs et autres inactifs non retraités et, dans une moindre mesure, les ouvriers et employés. Si un faible niveau de diplôme ne se confond pas avec la pauvreté telle qu’identifiée dans cet espace social, un très haut niveau de diplôme assure en revanche d’appartenir aux ménages les plus aisés.

3.1.2 Cinq classes ordonnées de pauvreté par Classification Ascendante Hiérarchique

Une Classification Ascendante Hiérarchique réalisée sur les deux premiers axes de la précédente ACM permet de regrouper les individus en 5 classes (voir encadré 1) représentées en figure 3.5.

Nuage des individus de l'ACM et CAH sur les deux premiers axes factoriels

Figure 3.5: Nuage des individus de l’ACM et CAH sur les deux premiers axes factoriels

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Le nuage des individus comporte beaucoup moins de points qu’il y a d’individus dans la base de données. C’est parce que de nombreux individus ont répondu exactement les mêmes réponses aux questions correspondant aux variables actives. Ils sont donc superposés sur cette figure.

Indicateurs des différentes dimensions de la pauvreté pour chacune des 5 classes de la CAH

Figure 3.6: Indicateurs des différentes dimensions de la pauvreté pour chacune des 5 classes de la CAH

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Dans la classe 3 qui rassemble 28,6 % de l’échantillon, 35 % des individus appartiennent à des ménages du troisième quintile de niveau de vie, aucun individu n’appartient à un ménage qui reçoit des revenus locatifs, 1 % indiquent se sentir pauvre et 12 % indiquent risquer le devenir dans les cinq prochaines années.

Plus précisément, la figure 3.6 permet de décrire l’importance de chacun des indicateurs de pauvreté dans chacune des cinq classes (tableau 3.1)

Tableau 3.1: Description des 5 classes ordonnées de pauvreté
Classe Description
Classe 1 Cette classe rassemble les individus les plus aisés de l’échantillon. 9 individus sur 10 appartiennent à un ménage du dernier quintile de niveau de vie. Ils sont également majoritaires à recevoir des revenus issus de location ou d’actifs financiers. Aucun individu indique se sentir pauvre et seulement 7 % indiquent disposer d’un revenu inférieur au minimum qu’il faut, selon eux, pour vivre.
Classe 2 Cette classe rassemble également des individus aisés. Cette fois-ci, seuls 7 individus sur 10 appartiennent au dernier quintile de niveau de vie et moins d’un individu sur 5 dispose dans son ménage de revenus financiers ou locatifs.
Classe 3 Cette classe rassemble majoritairement des individus appartenant aux troisième (35 %) ou quatrième (47 %) quintiles de niveau de vie des ménages. S’ils sont aussi très peu nombreux à recevoir des aides sociales, ils sont 4 sur 10 à indiquer que leur revenu est inférieur au minimum qu’il faut, selon eux, pour vivre.
Classe 4 Cette classe est celle qui rassemble le plus d’individus appartenant au deuxième quintile de niveau de vie des ménages (4 sur 10). 19 % d’entre eux indiquent se sentir pauvre, près de la moitié indiquant en revanche risquer le devenir dans les cinq prochaines années. Une minorité d’individus dispose d’APL (28 %), d’un logement social (34 %) ou d’une allocation chômage (18 %) et seuls 1 % sont bénéficiaires du RSA.
Classe 5 Cette classe est celle qui rassemble le plus d’individus appartenant au premier quintile de niveau de vie des ménages (8 sur 10). Ils sont plus de la moitié à se sentir pauvre et près d’un quart à indiquer risquer le devenir dans les cinq prochaines années. Une large majorité d’individus dispose d’aides sociales en particulier d’APL (87 %), d’un logement social (65 %) ou du RSA (33 %).

Sans surprise, ces 5 classes s’alignent et s’ordonnent selon la parabole de l’effet Guttman, les individus les plus à gauche (classe 1) correspondant aux individus les plus aisés et les plus à droite (classe 5) aux individus les plus modestes.

3.2 Modèle structurel : les dimensions latentes de la pauvreté

3.2.1 Deux dimensions latentes par analyse en facteurs communs exploratoire

L’effet Guttman observé en figure 3.3 suggère une corrélation globale entre l’ensemble des indicateurs de pauvreté. On pourrait alors en théorie classer les individus selon une échelle unidimensionnelle de la pauvreté (typiquement selon le premier axe de l’ACM). Toutefois, le chapitre 2 a montré que cette corrélation entre indicateurs et dimensions de la pauvreté n’est pas parfaite puisqu’à niveau de vie constant, la pauvreté institutionnelle et d’autres facteurs sociodémographiques influent sur le sentiment de pauvreté.

Remarquons par ailleurs que les corrélations de Spearman25 (figure 3.7) entre les différentes variables de pauvreté, ne sont, étonnamment, pas très élevées. Seule la corrélation entre niveau de vie (dimension monétaire) et difficultés financières perçues (dimension subjective) est significative au seuil de 5 %. En abaissant le seuil de tolérance et en représentant l’ensemble des corrélations supérieures au seuil de corrélation (arbitraire) de 0,3 (figure 3.7), les deux indicateurs subjectifs ont une corrélation au-dessus de ce seuil, de même pour les corrélations entre variables institutionnelles de RSA, APL et de location d’un logement social prises deux à deux (sauf entre RSA et location d’un logement social). Conformément aux observations du chapitre précédent, le niveau de vie est central dans l’analyse de la pauvreté puisque corrélé avec les deux variables de pauvreté subjective et certaines variables de pauvreté institutionnelle (APL, location d’un logement social).

Corrélation de Spearman entreles différents indicateurs de pauvreté

Figure 3.7: Corrélation de Spearman entreles différents indicateurs de pauvreté

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

La figure 3.7 illustre donc assez bien la complexité de l’espace social de la pauvreté, c’est-à-dire à la fois la corrélation qu’il existe entre certains indicateurs au sein d’une même dimension (mais pas tous !) mais aussi celle qui lie certains indicateurs appartenant à des dimensions différentes, en particulier le niveau de vie et les indicateurs de pauvreté subjective ainsi qu’avec le fait d’être bénéficiaire de certaines prestations sociales.

Analyse en Facteurs communs et classes latentes

Analyse en Facteurs communs Exploratoire

Alors que l’ACM avait pour principal objectif la réduction de la dimension des données, l’AFE cherche en outre à identifier des variables latentes – typiquement les différentes dimensions de la pauvreté – qui se cachent derrière les indicateurs mesurés dans la base de données. Par ailleurs, contrairement à l’ACM, elle conserve la structure des corrélations entre indicateurs (figure 3.7) et ne s’intéresse pas uniquement à la variance. La variance totale se décompose en effet en une somme de deux variances :

  1. la variance commune (communality) qui correspond à la variance partagée par tous les indicateurs d’un même facteur (c’est-à-dire d’une même variable latente) ;

  2. la variance unique (inexistante dans le cas d’une ACM) : celle spécifique à chaque indicateur (par exemple la variance spécifique du fait de toucher le RSA au-delà de la variance attribuable à la pauvreté institutionnelle) et celle due aux éventuelles erreurs de mesures.

De nombreux détails sur l’AFE sont disponibles en annexe B.1, avec, en outre, ses différences avec les méthodes d’analyse factorielle plus connues en France (type ACM) (voir annexe B.3.3).

Nous avons réalisé l’AFE grâce à la fonction psych::fa() du logiciel R. La méthode factorielle qui a été utilisée est celle du maximum de vraisemblance (fm=ml) et la méthode de rotation a été choisie oblique (rotate = "oblimin"). Les corrélations sont de type polychloriques (cor="poly") car adaptées aux variables polytomiques (à plusieurs modalités, polytomous en anglais), comme celles dont nous disposons. Enfin, les scores factoriels sont calculés en réalisant une régression (scores="regression").

Nous avons choisi de ne retenir que deux facteurs car, premièrement, le scree plot (diagramme des valeurs des valeurs propres par facteurs) nous invitait à le faire (saut très élevé entre 1 et 2 facteurs et très faible entre 2 et 3 facteurs) et deuxièmement car les modèles avec davantage de facteurs apportaient peu en termes d’interprétation. Le modèle à trois facteurs isolait l’effet de recevoir des revenus financiers ou locatifs et celui à quatre facteurs isolait l’effet de percevoir le RSA.

Classes latentes

Nous avons ensuite estimé un modèle en 6 classes latentes sur indicateurs polytomiques grâce à la fonction poLCA::poLCA(). Le choix de 6 classes a été fait principalement selon un critère d’interprétabilité, puisque les indicateurs de qualité du modèle continuaient de s’améliorer même pour un nombre de classe élevé (tableau ci-dessous) dont les tailles étaient hétérogènes. Par exemple, le modèle à 8 classes, qui présentent un AIC et un BIC plus faible que le modèle à 6 classes, comportait une classe qui rassemblait uniquement 2 % de l’échantillon.

Nombre de classes Valeur maximiale de la log-vraisemblance Degrés de liberté des résidus BIC AIC Ratio de vraisemblance Chi2 de Pearson (données estimées versus observées)
2 -72386 7648 145067 144834 7362 592820
3 -70925 7632 142297 141944 4441 442716
4 -70579 7616 141757 141284 3749 411225
5 -70279 7600 141308 140715 3147 471387
6 -70164 7584 141231 140519 2919 210385
7 -70096 7568 141247 140415 2783 223124
8 -69984 7552 141175 140222 2558 158915

C’est pourquoi nous chercherons dans les parties qui suivent à aller plus loin dans la recherche d’axes de structuration / différenciation dans l’espace social de la pauvreté, dans l’idée d’analyser empiriquement en quoi elle est multidimensionnelle. Cette étude plus en profondeur de la structuration de l’espace social est permise par l’analyse en facteurs communs (AF) exploratoire (AFE) (encadré 2) qui permet de modéliser des variables latentes, c’est-à-dire, dans le cadre qui nous intéresse, les dimensions de la pauvreté.

La figure 3.8 représente une AFE en deux facteurs (c’est-à-dire deux variables latentes) dont les résultats sont nets et facilement interprétables : le premier facteur rassemble les indicateurs de pauvretés monétaire et subjective et le second les indicateurs de pauvreté institutionnelle26. Les dimensions de la pauvreté sont ainsi non seulement théoriquement construites (cf. partie 1) mais sont également validées empiriquement par AFE.

Espace des variables de pauvreté monétaire, institutionnelle et sujective (Analyse en Facteurs Communs Exploratoire)

Figure 3.8: Espace des variables de pauvreté monétaire, institutionnelle et sujective (Analyse en Facteurs Communs Exploratoire)

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Pour la variable « HLM » (être locataire d’un logement social), la saturation sur le premier facteur est de 0,24 et celle sur le second facteur est de 0,46.

Deux principales conclusions sont à tirer concernant l’espace social dessiné par AFE :

  • La première est que ce résultat éclaire l’importance de la pauvreté institutionnelle soulignée par Paugam, puisque les indicateurs de pauvreté institutionnelle mesurés dans le Baromètre se rassemblent en une même dimension latente (le second facteur). Cette dimension est directement en lien avec les politiques publiques de lutte contre la pauvreté et la précarité.

  • La seconde est que pauvreté monétaire et subjective constituent empiriquement une même dimension latente. Ce n’est pas surprenant puisqu’on a vu plus haut que la corrélation entre difficultés financières perçues (subjective) et quintiles de niveau de vie du ménage (monétaire) est la plus élevée de toutes (figure 3.7). Ce fort lien valide la pertinence de l’utilisation statistique d’indicateurs de pauvreté subjective : ils sont non seulement globalement connectés à la réalité des difficultés financières vécues par les ménages mais apportent également de la nuance et des informations sur le halo de la pauvreté, comme ont pu le montrer les modèles économétriques du chapitre 2.

3.2.2 Six classes non ordonnées de pauvreté par modèle en classes latentes

À partir des résultats de l’AFE en deux facteurs communs, nous avons réalisé un modèle en 6 classes latentes. Les résultats du modèle sont présentés en figure 3.9. Afin de comparer la nouvelle typologie à celle obtenue précédemment par CAH et en analyser les différences, les classes ont été représentées sur le même nuage des individus : celui qui les projette sur les premiers axes de l’ancienne ACM.

Nuage des individus de l'ACM et classes latentes sur les deux premiers axes factoriels

Figure 3.9: Nuage des individus de l’ACM et classes latentes sur les deux premiers axes factoriels

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Les 6 classes obtenues s’ordonnent toujours globalement selon l’échelle de pauvreté qui correspond à la parabole de l’effet Guttman : les individus les plus à gauche (classes A et B) correspondent aux individus les plus aisés et à droite (classes C et D) aux individus les plus modestes. Toutefois, l’utilisation de l’analyse en facteurs communs permet d’ajouter de la nuance dans l’interprétation. En effet, deux paires de classes se situent au même niveau (pour C.1 et C.2) ou à un niveau proche (pour D.1 et D.2) sur l’échelle horizontale de pauvreté mais se distinguent en termes de structure de la pauvreté (positions verticales différentes).

Indicateurs des différentes dimensions de la pauvreté pour chacune des 6 classes latentes

Figure 3.10: Indicateurs des différentes dimensions de la pauvreté pour chacune des 6 classes latentes

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

Le nuage des individus comporte beaucoup moins de points qu’il y a d’individus dans la base de données. C’est parce que de nombreux individus ont répondu exactement les mêmes réponses aux questions correspondant aux variables actives. Ils sont donc superposés sur cette figure.

Par exemple, dans la classe B.1, 32 % des individus appartiennent à des ménages du troisième quintile de niveau de vie, 4 % des individus appartiennent à un ménage qui reçoit des revenus locatifs, 7 % indiquent se sentir pauvre et 30 % indiquent risquer le devenir dans les cinq prochaines années

La figure 3.10 permet de décrire l’importance de chacune des dimensions de pauvreté dans chacune des six classes (tableau 3.2).

Tableau 3.2: Description des 6 classes non ordonnées de pauvreté
Classe Description
Classe A Comme les classes 1 voire 2 précédemment, cette classe rassemble les individus les plus aisés de l’échantillon. Les trois quarts des individus appartiennent à un ménage du dernier quintile de niveau de vie.
Classe B Comme les classes 2 voire 3 précédemment, cette classe rassemble également des individus aisés. Cette fois-ci 7 individus sur 10 appartiennent aux deux derniers quintiles de niveau de vie.
Classe C.1 Cette classe rassemble majoritairement des individus appartenant aux deuxième et troisième quintiles de niveau de vie (7 individus sur 10) qui ne se sentent majoritairement pas pauvres (54 %) mais sont toutefois respectivement 32 % et 13 % à penser le devenir ou l’être déjà. Ils ont presque tous la sensation d’avoir un revenu inférieur au minimum pour vivre et ne reçoivent pas de prestations sociales.
Classe C.2 Comme la classe C.1, cette classe rassemble majoritairement des individus appartenant au deuxième et troisième quintiles de niveau de vie (7 individus sur 10) mais sont toutefois respectivement 30 % et 7 % à penser le devenir ou l’être déjà. Ils sont seulement un quart à avoir la sensation d’avoir un revenu inférieur au minimum pour vivre et sont assez nombreux à recevoir des prestations sociales.
Classe D.1 Cette classe rassemble majoritairement des individus appartenant au deuxième quintile de niveau de vie (6 individus sur 10). 36 % se sentent pauvres et 37 % pensent risquer le devenir dans les cinq prochaines années et 78 % se sentent en difficultés financières. Ils sont assez nombreux à recevoir des prestations sociales.
Classe D.2 Cette classe rassemble majoritairement des individus appartenant au premier quintile de niveau de vie (9 individus sur 10). 47 % se sentent pauvres et 29 % pensent risquer le devenir dans les cinq prochaines années et 95 % se sentent en difficultés financières. Ils sont très nombreux à percevoir des prestations sociales.

Les classes C.2 et D.2 sont caractérisées par une présence plus importante de la pauvreté institutionnelle que les classes C.1 et D.1 (respectivement) alors que le niveau de pauvreté monétaire y est pourtant relativement comparable. Ce résultat traduit le rôle particulier joué par la pauvreté institutionnelle évoqué plus haut.

La comparaison des classes C.1 est C.2 est intéressante puisque, bien que la pauvreté institutionnelle soit plus forte dans la classe C.2 (en haut) que dans la classe C.1 (bas), cela ne se traduit pas par une plus forte perception de difficultés financières, bien au contraire. À l’inverse, les individus de la classe C.1 ne perçoivent pas de prestations sociales mais se sentent en difficulté financière. Contrairement à ce que l’on observe dans les classes populaires et aisées, dans les classes moyenne une opposition se crée entre pauvreté institutionnelle et subjective : ne pas être bénéficiaire de prestation sociale s’associe à un fort ressenti de difficulté financière, comme si ces prestations manquaient à une partie de la population des classes moyennes.

La comparaison entre les classes D.1 et D.2 se fait avec la même logique : la classe D.2 en situation de pauvreté institutionnelle plus importante. Toutefois, la classe D.2 se situe également plus à droite de la classe D.1 et son niveau de pauvreté global (en particulier monétaire) est alors également plus important, ce qui justifie une pauvreté institutionnelle plus forte que pour D.1.

3.2.3 La structure familiale, variable clef de la structuration de l’espace social de la pauvreté

La classification en 6 classes obtenue en figure 3.9 invite à s’interroger sur les différences sociales qui existent entre les deux classes moyennes C.2 -caractérisée par une forte présence de pauvreté institutionnelle mais par un ressenti de difficultés financières moindre) et C.1 (situation inverse). C’est pourquoi nous avons réalisé une nouvelle régression logistique pour laquelle la variable dépendante est l’appartenance à la classe C.2 plutôt que C.1. Les variables explicatives sont les différentes variables sociodémographiques déjà étudiées auparavant, en contrôlant également par le niveau de vie.

Le tableau 3.3 présente les résultats de cette régression. Les classes moyennes concernées par la pauvreté institutionnelle (et par des difficultés financières subjectives moindres) sont les ménages jeunes, locataires, inactifs ou indiquant occuper un emploi précaire. Mais c’est en particulier la situation familiale de ces ménages qui joue le plus grand rôle. La pauvreté institutionnelle concerne particulièrement les ménages avec enfants : que ce soit les couples ou, encore davantage, les familles monoparentales.

Tableau 3.3: Influence des caractéristiques sociales sur l’appartenance à la classe C.2 plutôt que C.1
Modèle logit Variable dépendante : appartenir à la classe C.2 plutôt que C.1 Odds ratio
Niveau de vie Quintile 1 0,37***
Quintile 2 Réf.
Quintile 3 0,86
Quintile 4 0,91
Quintile 5 101864863,01
Logement Locataire ou hébergé Réf.
Propriétaire 0,17***
Situation professionnelle Agriculteur 2,38
Artisan commerçant 1,08
Profession intermédiaire Réf.
Cadre supérieur, profession libérale 0,59
Employé 1,08
Ouvrier 0,66*
Chômeur 1,44
Retraité 0,98
Au foyer 2,88***
Autre inactif 3,41***
Précarité de l’emploi N’est pas personne en emploi précaire Réf.
(subjective) est personne en emploi précaire 2,62***
Niveau de diplôme le plus élevé CAP, BEP ou moins 0,93
Baccalauréat Réf.
Bac + 2 0,93
Bac + 3 ou plus 1,05
Classe d’âge 18 à 29 ans 1,98***
30 à 39 ans Réf.
40 à 49 ans 0,97
50 à 59 ans 0,86
60 à 69 ans 0,63
70 ans et plus 0,24**
Situation familiale Vit seul 0,91
Membre du couple (pas d’enfants à charge) Réf.
Membre du couple (enfants à charge) 3,57***
Chef famille monoparentale 4,42***
Enfant 0,87
Autre situation familiale 1,9*
Sexe Femme Réf.
Homme 1,06
Année 2015 Réf.
2016 1
2017 1,24
2018 0,82
2019 0,75
Note:
N = 4305 et \(R^2\) ajusté = 28,1 %.
* : significatif au seuil de 5 % ; ** : 1 % ; *** : 0,1 %.

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine appartenant aux classes C.1 et C.2.

Ces ménages avec enfants (qu’ils soient composés d’un ou deux parents) sont en effet ceux qui bénéficient le plus d’APL parmi les ménages modestes appartenant aux deux premiers quintiles de niveau de vie (tableau 3.4). Les familles monoparentales sont également très nombreuses en proportion à percevoir le RSA : trois fois plus que les personnes seules et que les couples avec enfants. Cette forte influence de la structure du ménage sur la pauvreté institutionnelle se comprend aisément puisque la composition et les revenus des ménages pris en compte dans les critères d’éligibilité sont différents selon les prestations : prise en compte ou non des concubins ou uniquement des conjoints (PACS / mariage), prise en compte des ressources des autres membres du ménage, etc.

Le tableau 2.7 avait montré plus haut que la pauvreté subjective (sentiment de pauvreté tout comme difficultés financières perçues) concerne également particulièrement les familles monoparentales. Toutefois, l’écart avec les autres types de ménages est moins fort que concernant la pauvreté institutionnelle. Notamment, les personnes vivant seules sont également très touchées par la pauvreté subjective, alors que bien moins souvent bénéficiaires d’APL ou de RSA, ce qui justifie l’effet positif et significatif de leur appartenance à la classe C.1 plutôt que C.2.

Tableau 3.4: Être bénéficiaire de RSA et d’APL selon la situation familiale pour les personnes appartenant aux deux premiers quintiles de niveau de vie
Situation familiale Part des bénéficiaires d’APL sans son ménage (%) Part des bénéficiaires du RSA dans son ménage (%)
Chef famille monoparentale 71 30
Autre 53 14
Membre du couple (enfants à charge) 51 11
Vit seul 47 11
Enfant 43 15
Membre du couple (pas d’enfants à charge) 25 6
Ensemble 48 13

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes dont le ménage appartient aux deux premiers quintiles de niveau de vie, d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.


  1. Nous avons également réalisé, en plus de cette ACM, deux ACM identiques à cette première mais une s’intéressant uniquement aux données avant 2018 (exclu) et l’autre après 2018 (inclus). Les deux nuages obtenus étaient très semblables à celui-ci, ce qui va dans le sens de l’analyse faite à partir de la figure 3.4.↩︎

  2. La corrélation de Spearman permet de comparer deux variables sans que la relation soit nécessairement affine. Elle est égale au coefficient de corrélation de Pearson calculé sur les variables de rang. \(r_s = \mathrm{corr}(\mathrm{rg}_X, \mathrm{rg}_Y) = \frac{\mathrm{cov}(\mathrm{rg}_X, \mathrm{rg}_Y)}{\sigma_{\mathrm{rg}_X} \sigma_{\mathrm{rg}_Y}}\). La variable de rang \(\mathrm{rg}_{X_i}\) est définie telle que \(\mathrm{rg}_{X_i}=j \iff X_i = X_{(j)}\) (\(X_i\) est la \(j\)ème plus petite variable).↩︎

  3. L’indicatrice d’être bénéficiaire du RSA est relativement proche de la première bissectrice (saturation ou loading de 0,52 pour le second axe et 0,23 pour le premier), de même pour la variable de location d’un logement social (0,46 contre 0,24), ce qui signifie qu’elles sont relativement proches également du premier facteur (dimensions monétaire ou subjective de la pauvreté).↩︎