Introduction

Il existe de nombreuses façons de définir et donc de mesurer la pauvreté. On mesure tout d’abord la pauvreté monétaire, indicateur célèbre d’inégalité mesuré notamment par les revenus, le niveau de vie, le patrimoine immobilier et financier. Il y a également en France la pauvreté institutionnelle, c’est-à-dire la relation d’assistance nouée avec l’Etat (bénéficier de prestations sociales). Il existe enfin une approche subjective de la pauvreté, selon laquelle les ménages indiquent par exemple se considérer pauvre (sentiment de pauvreté) ou craindre de le devenir, ou indiquent disposer d’un revenu inférieur au revenu minimum nécessaire pour vivre convenablement.

La considération de cette dimension subjective a permis à Duvoux & Papuchon (2018) de mettre en exergue dans leur article de 2018 certains non-recoupements entre celle-ci et les dimensions objectives de la pauvreté traditionnellement analysées (monétaire et institutionnelle). En effet, certaines populations, bien que non pauvres monétairement, s’estiment pauvres. C’est notamment le cas de 2 % des personnes appartenant à des ménages du dernier quintile de niveau de vie en 2019 (figure 0.1, Baromètre d’opinion de la Drees). À l’inverse, certaines personnes bien qu’objectivement pauvres, ne se déclarent pas comme telles (plus de la moitié des personnes appartenant au premier quintile de niveau de vie). On parle alors d’un « halo » de la pauvreté qui illustre la difficulté, du fait de la complexité du phénomène de pauvreté, de capter uniquement par des mesures statistiques traditionnelles les personnes pauvres ou celles risquant de le devenir. Ce halo peut être approché par un certain nombre d’indicateurs de précarité, présents dans les bases de données, c’est-à-dire des facteurs de risques, étant susceptibles de faire basculer certaines populations dans la pauvreté ou de la rendre durable comme la situation par rapport au marché du travail (contrat précaire, temps partiel, chômage…), le statut d’occupation du logement (locataire, logé gratuitement…), ou encore certaines configurations familiales (vivre seul, familles monoparentales…).

Sentiment de pauvreté en fonction du niveau de vie en 2019

Figure 0.1: Sentiment de pauvreté en fonction du niveau de vie en 2019

Baromètre d’opinion de la DREES, 2015-2019.

Personnes d’au moins 18 ans résidant en France métropolitaine.

La pauvreté subjective est un autre moyen de réfléchir aux contours de ce halo de la pauvreté. Elle peut en effet apporter des informations implicites complémentaires aux mesures institutionnelle et monétaire de la pauvreté : par exemple sur les expériences antérieures de précarité des individus, ou sur la crainte de devoir (à nouveau) y faire face (insécurité sociale), en lien également avec le contexte socio-économique dans lequel ils vivent (période de crise…).

Dans ce mémoire de Master 2 en sociologie quantitative, nous étudierons la nature et l’étendue du phénomène de pauvreté en France en objectivant empiriquement les contours du halo grâce aux dimensions monétaire, institutionnelle et subjective de la pauvreté identifiées dans la littérature. Nous modéliserons statistiquement les interactions entre ces différentes dimensions, en mettant en exergue des caractéristiques de la pauvreté non observées lorsque que ces dimensions sont étudiées individuellement.

Pour répondre à ces objectifs, nous mobiliserons les données du Baromètre d’opinion de la Drees. Cette enquête suit chaque année depuis 2000 l’évolution de la perception des inégalités sociales et du système de protection sociale en France. Elle permet de mesurer la plupart des dimensions de la pauvreté évoquées plus haut, objectives comme subjectives.

Après une revue de littérature dressant le contexte et la problématique de ce mémoire (chapitre 1), les méthodes économétriques classiques que nous mobiliserons dans un premier temps décèleront les variables expliquant le mieux la pauvreté subjective et en particulier le sentiment de pauvreté (chapitre 2). Puis, dans un deuxième temps, nous pousserons notre analyse un peu plus loin en modélisant l’espace social de la pauvreté (chapitre 3), d’abord grâce à une méthode d’Analyse des Correspondances Multiples (ACM) puis grâce à une Analyse en Facteurs communs exploratoire (AFE) qui a pour avantages de modéliser les dimensions latentes de la pauvreté et de conserver la structure des corrélations entre indicateurs. Enfin, les modèles latents confirmatoires (AFC), mis en place dans le chapitre 4, montreront l’influence relative de chacune des trois dimensions sur le phénomène de pauvreté et les groupes sociaux concernés.

La vision synthétique de la pauvreté proposée prolonge les travaux de Duvoux & Papuchon (2018) car elle quantifie et situe socialement différents pans de la pauvreté. L’identification du rôle joué par ces différents facteurs ainsi que l’analyse des populations principalement concernées, sont utiles pour décrypter les leviers sur lesquels agir pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale.